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la bête

Le réveil se met à sonner. De l’appareil s’échappe un air de Bossa Nova qui s’amplifie peu à peu dans la pièce aux stores baissés. Il est 7 h, Marek Godspeed ouvre les yeux et émerge d’une nuit de sommeil où il a rêvé qu’il était un énorme poisson-chat flottant dans le cosmos.

 

Alors qu’il essaie de réfléchir à la signification de tout ceci, il remarque une fêlure au plafond. Toujours couché sur le dos, il observe la petite faille et se demande si elle a toujours été là. Peut-être qu’il n’y avait jamais prêté attention jusqu’à présent. Ou elle est nouvelle, apparue durant la nuit, pendant son sommeil, alors qu’il était un poisson-chat. Quoi qu’il en soit, elle est là. Petite mais présente. Tout comme ses propres fêlures et celles de ses congénères. Souvent nombreuses, complexes, cachées, refoulées.

L’esprit humain est une maison qui se craquèle et qui finit tôt ou tard par révéler ses vices cachés, sa nature profonde.

Marek Godspeed est psychiatre et après trente ans passés à exercer sa profession, il est maintenant certain que nous sommes tous un peu siphonnés. Ce qui, selon lui, n’a pas vraiment d’importance au final car notre folie est ce qui nous distingue les uns des autres, nous rend supposément unique. Si un jour l’humanité devenait complétement dématérialisée et numérique, il serait alors possible que ses décisions soient uniquement prises sur une base algorithmique, rationnelle et censée. Vraisemblablement qu’il n’y aurait plus de souffrance, plus d’inégalité. Plus de Bossa Nova non plus, de peintures, de poèmes, de suicides. Ce serait un autre monde, fonctionnant selon un autre paradigme. Mais pour l’instant, l’humanité est le royaume des fêlures et des fêlés, des failles au plafond, des idées étranges et dérangeantes, des passions obsessionnelles, des comportements violents et destructeurs. Ses confrères risquent d’avoir du travail pour bien des années encore, conclut Godspeed en se préparant une infusion de fève de cacao.

Aujourd’hui, il va rencontrer une nouvelle patiente. Maintenant à la retraite, il peut s’offrir le luxe de les choisir. Non pas que certains cas soient moins graves ou moins intéressants que d’autres. Juste moins utiles pour l’aider à révéler ses propres névroses. Selon Godspeed, exercer la profession de psychiatre doit être motivé par une volonté de se comprendre et de s’améliorer soi-même. Chaque patient apporte ses préoccupations qui trouvent écho dans la psyché du thérapeute. Tout en cherchant à les aider au mieux, ce dernier parvient parfois à entrevoir des pistes de solution pour lui-même. Après toutes ces années, il en est arrivé à la conclusion que le rôle d’un psychiatre n’est certainement pas de guérir ses patients. Ce sont eux qui l’aident à aller mieux. Deux personnes se parlent et tentent, ensemble, de résoudre leurs problèmes, de trouver une nouvelle grille de lecture pour envisager l’existence et lui donner un sens. Une discussion d’égal à égal, sans jugement. D’ailleurs, dans la plupart des cas, ses patients sont plus inquiets de savoir s’il est normal ou non d’avoir telle ou telle pensée plutôt que d’en comprendre la raison. Et son rôle est de les déculpabiliser sur la nature et l’intensité de ces mêmes pensées, de les rassurer en leur expliquant qu’être normal est une notion subjective et donc, d’un point de vue purement scientifique, inexistante.

Sa première patiente arrive comme convenu aux alentours de 9 h. Après l’avoir installée dans son bureau, il l’invite à lui expliquer la nature de son problème. Elle dit venir en réalité pour son mari. 

 

- Vous savez, docteur, mon Cornelius est quelqu’un d’adorable, vraiment. Il est un bon père et un bon mari. Il s’est toujours occupé de nous, il a toujours été aimant et attentionné. Mais depuis son licenciement, je crois qu’il ne va pas bien. Il a énormément changé en l’espace de quelques mois.

- Que faisait-il avant ? demande Godspeed.

- Il a été pendant plus de 20 ans comptable chez Rapolux, le fabricant de râpes à fromage haut de gamme. Comme vous le savez peut-être, ils ont délocalisé une partie de leurs activités en Inde. Et le département de comptabilité en fait malheureusement partie.

- Oui, j’en ai entendu parler. Je dois vous dire qu’à ce stade de votre histoire, je suis surtout impressionné par le fait que votre mari ait pu faire le métier dans la même entreprise pendant autant d’années.

- Il m’a toujours dit qu’il aimait bien son travail et ses collègues. En tous les cas, son licenciement l’a chamboulé, dit la femme.

- Et qu’est-ce qui s’est passé depuis ? Vous dites qu’il a changé.

- Effectivement, il n’est plus le même et j’ai l’impression que cela s’aggrave un peu plus chaque jour. Mon mari a toujours été quelqu’un de plutôt douillet, appréciant le confort de notre maison et aimant faire des siestes sur son canapé le dimanche.

- Et maintenant, ce n’est plus le cas ?

- Non, plus maintenant. Depuis son licenciement, au mois de mai dernier, il s’est mis peu à peu à sortir dans notre jardin. Au début, je crois que c’était surtout un moyen de s’occuper au lieu de rester à la maison. Il a commencé à demander à ce que nous mangions sur la terrasse plutôt qu’à l’intérieur et, l’été arrivant, il a continué à passer toujours plus de temps dehors.

- Très bien, je comprends mais en quoi est-ce vraiment un problème ? Après avoir passé des années dans un bureau, il a peut-être simplement besoin d’être à l’extérieur, de se sentir libre, hasarde Godspeed.

- C’est exactement ce que je me suis dit. Et au début, j’étais contente pour lui. Mais son besoin d’être dehors s’est encore accentué avec les grandes chaleurs de juillet dernier. Il a commencé à dormir dehors, à ne plus manger à l’intérieur. En fait, il ne vient plus du tout dans la maison. Il passe sa journée à s’occuper du jardin, il se douche au jet d’eau ou demande à nos enfants de le faire. Le plus étonnant est que mon mari n’a jamais montré un grand intérêt pour ce jardin. Avant son licenciement, il se contentait de passer la tondeuse une fois par mois et c’était à peu près tout.

- Et maintenant, que fait-il toute la journée ?

- Eh bien, il jardine. Il plante des arbres, des fleurs, des légumes. Il les taille, les arrose, les bichonne. Il leur donne des noms. Notre pommier s’appelle maintenant Frank d’après mon mari. Il leur parle aussi. Ainsi qu’aux papillons et aux araignées. Il m’a dit avoir d’intéressantes discussions avec eux. Il a précisé que, par contre, les moineaux étaient hautains et inutilement agressifs.

 

Le docteur prend quelques notes, pensif. La femme reprend son histoire :

- Le point positif est que le jardin est magnifique et que nous avons toutes sortes de bons légumes. C’est très simple, je n’ai même plus besoin d’en acheter.

- Et comment se passe votre relation depuis ? demande le psychiatre.

- Comme je vous l’ai dit, il ne vient plus dans la maison, on ne se parle pratiquement pas. Depuis quelques semaines, il veut que je l’appelle la Bête. Et que je le nourrisse dans une gamelle. Il pousse des grognements ou parle dans une étrange langue qu’il semble avoir inventée. Hier, il a expliqué à nos enfants qu’il était un chien de l’Enfer, né il y a des millions d’années, qu’il est le fruit d’un sorcier guatémaltèque et d’une gazelle de Namibie. Et à moi, lorsqu’il ne me grogne pas, il me dit qu’il va m’apprendre la magie noire et les rituels gnostiques auxquels il a été initié par le vent, la pluie et la lune et plein d’autres choses du même genre. Vous comprendrez docteur que je sois un peu perdue, je ne sais pas ce que je dois faire. Pour être franche, il me fait un peu peur et aux enfants aussi je crois. J’ai l’impression de le perdre.

- Il est encore trop tôt pour poser un diagnostic de la situation à ce stade mais il semble évident que votre mari est en plein éveil et ce, à différents niveaux. Son licenciement est une libération, il est maintenant, comment dire, débridé en quelque sorte. Peut-être que toutes ces années à obéir à un certain modèle, à une certaine image qui était attendue de lui a fini par se rompre. Il a besoin de reconnaissance, de triompher.

- Mais vous pensez qu’il redeviendra comme avant ? Au moins en partie ? Par exemple en rentrant dormir à la maison ? demande la femme.

- Je ne sais pas, je ne pense pas. Votre mari ne redeviendra pas comptable en tout cas, il va poursuivre ce qu’il a commencé, il ne pourra pas être arrêté. Il l’a dit lui-même, il est un chien de l’Enfer, il est la Bête.

- Honnêtement, j’espère que vous vous trompez docteur. Je ne sais pas si je pourrai supporter cette situation encore longtemps. Je dois m’occuper toute seule des enfants et de la maison et je suis fatiguée.

- Je vous comprends et m’imagine à quel point tout ceci doit être difficile pour vous. Si elle me laisse l’approcher, j’aimerais bien rencontrer la Bête, l’observer dans son environnement. Je pourrais venir chez vous, cela m’arrive de faire des consultations à domicile.

- C’est vrai ? dit-elle visiblement soulagée.

- Tout à fait. Nous avons tous des instants de doute, des moments où nous touchons le fond. Mais l’être humain, comme toute forme de vie d’ailleurs, dispose aussi d’une formidable capacité à rebondir. Malgré les apparences, votre mari a peut-être trouvé sa manière à lui de faire face à l’adversité, à redonner du sens à ce qu’il est et fait. Je dois vous avouer que je suis assez excité à l’idée de le rencontrer.

- Je vous en serais très reconnaissante, j’ai vraiment besoin d’aide.

- Vous savez, je ne crois pas au hasard. Si vous êtes là aujourd’hui, ce n’est peut-être pas uniquement pour lui.

- Ah bon ? Vous pensez ? Pour qui d’autre alors ? demande la femme.

- Pour vous. Pour la bête qui sommeille en vous, pour cette femme qui a aussi parfois besoin de triompher, de connaître la victoire, de grandir, de se pardonner à elle-même. De s’aimer. Dans toute cette histoire, vous ne devez pas vous oublier. Son chemin n’est pas le vôtre. Et si vous étiez d’accord, j’aimerais que vous reveniez me voir et que nous discutions de vous, de vos aspirations et de vos rêves.

Après un instant de réflexion, la femme réalise qu’il y a effectivement longtemps qu’elle n’a pas pensé à elle. Ils terminent la séance en fixant deux rendez-vous. Un pour elle. Et un autre pour la Bête.

Il est midi. Godspeed décide de se changer les idées et de sortir manger. Il se rend dans un petit bar de quartier, un repère d’alcooliques avec quelques personnages bien gratinés, dont le tenancier, Bébert, amateur de théories du complot et gros consommateur de cervoise. Godspeed et lui ont d’ailleurs eu quelques intéressantes discussions certaines soirées bien arrosées. Mais s’il vient ici parfois manger à midi c’est surtout pour la qualité des plats préparés par la femme de Bébert, Josiane.

 

Aujourd’hui, elle lui propose une omelette aux champignons, avec des frites maison et une salade verte. Il se laisse tenter et accompagne le tout d’une petite mousse bien fraîche.

Le soleil tape dure, il faut s’hydrater et s’occuper avec soin de son enveloppe corporelle, le seul point d’ancrage dont les humains disposent pour s’incarner et faire l’expérience de la matière et des fêlures qui vont avec.

"La Bête" est un extrait du recueil d'histoires courtes "Fractal", en vente ici.

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