entretien d'embauche
« Denver Capungo est à la gestion de la qualité ce que Patrick Bateman est à la finance ». Cette phrase, écrite par l'ancien employeur de l'intéressé dans son certificat de travail, résonne dans la tête de Butch Beyer. Il poursuit la lecture du dossier de candidature et remarque que Capungo a occupé durant ces cinq dernières années un poste similaire chez l’un de leurs plus gros concurrents. Il apprend également que le postulant peut faire des squats de cent cinquante kilos et qu'il suit un entraînement réparti sur quatre jours par semaine. Le premier jour, il travaille ses pectoraux et ses épaules. Le deuxième jour est consacré aux jambes. Le troisième au dos. Le quatrième est dédié à ses biceps et triceps.
La lettre de motivation précise que Capungo désire rejoindre l'entreprise Lester Robotics car elle est la meilleure dans le domaine de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique. Le candidat ajoute qu'il pense être lui-même un élément proche de la perfection tant mentalement que physiquement et que selon la loi de la nature, les plus forts s'allient toujours avec les plus forts leur permettant ainsi d'établir leur règne sur leur environnement.
Capungo aime la gestion de la qualité car l'amélioration continue est pour lui une philosophie de vie qui s'applique à tout ce qu'il entreprend. La recherche du zéro défaut est sa quête et il atteindra un jour cet objectif. L'œil de Butch se mouille légèrement à la lecture de cette dernière phrase tant il est ému. C'est lui qu'il nous faut, se dit-il.
De son côté, Butch a bien la pression car ces petits cons du conseil de direction estiment que certains processus de leur entreprise ne sont à l’heure actuelle pas assez efficients. Et ils l’ont chargé de leur trouver quelqu’un qui va leur mettre en place un solide système de gestion de la qualité, le but étant d’améliorer la performance globale de l’entreprise. Maintenant cotée en bourse, Lester Robotics a des comptes à rendre. Et la logique est simple. En produisant de bonnes solutions informatiques, la valorisation de l’entreprise augmente. Et lorsque cette dernière augmente, les actionnaires sont contents. Et quand ils sont contents, c’est le conseil de direction qui est content. Et Butch peut garder son job, continuer à payer ses factures et ne pas finir sous un pont à manger ses propres rognures d’ongles.
Mais pour s’assurer de cela, il ne suffit pas d’engager les « nerds » les plus boutonneux de la branche. Il faut aussi que toute cette matière grise soit canalisée, orchestrée de façon intelligente et ainsi permettre la production de produits et services concurrentiels et à forte valeur-ajoutée. Et ce ne sont pas les membres du conseil de direction qui s’occupent de cela. Ils sont trop occupés à voyager en première classe, faire des bonnes bouffes dans quelques luxueux restaurants à Dubaï ou à San Francisco et perfectionner leur swing. En bref et de manière tout à fait légitime, à profiter de la vie pendant que d’autres font leur travail.
Le problème est que, comme dans toute entreprise, personne ne sait vraiment ce qu’il fait et pourquoi il le fait, le conseil de direction y compris. Donc il faut bien qu’il y ait un individu, idéalement pas trop débile et à peu près sensé, pour gérer tout ce bordel.
Une lourde responsabilité repose donc sur les épaules de Butch d’autant plus que, de manière générale, engager quelqu’un est une opération délicate et complexe. Même avec des années d’expérience dans le domaine, on peut toujours se tromper. Mais Butch a bon espoir. Plusieurs dossiers dont celui de Capungo sont prometteurs et les entretiens devraient lui permettre de trouver la perle rare.
Une semaine plus tard, Denver a rendez-vous aux bureaux de Lester Robotics, sur la planète Terre. Il est devant l’entrée principale de l’imposant bâtiment. Les portes vitrées s’ouvrent à son passage. Il se voit dans le reflet d’une des portes et se sourit à lui-même. Ses dents sont bien blanches, il a l’air en forme et il se trouve même un peu plus beau et musclé que d’habitude. Il se dirige vers la réception et s’annonce. La secrétaire lui dit de se présenter au bureau 432. Une fois arrivé, il y est accueilli par Nathalie, l'assistante de Butch.
Elle l’amène dans une salle baptisée « Turing », référence évidente au célèbre mathématicien. Une fois installé, Denver peut prendre quelques minutes pour observer son environnement. Les bureaux sont modernes, bien agencés, de couleur claire et non-agressante. Une certaine sensation de calme et d'harmonie règne à cet étage. Il entend le téléphone sonner de temps en temps et voit des êtres humains tapoter sur un clavier d’ordinateur, se déplacer et dialoguer avec d'autres de leurs congénères. Leurs bouches s'ouvrent et émettent une sorte de code sonore que les anthropiens avoisinants semblent comprendre. Ils répondent à leur tour par une série de sons. Et ainsi de suite.
Un spécimen masculin entre dans la pièce et se dirige vers Denver.
- Monsieur Capungo, je vous remercie de vous être déplacé, c’est un plaisir de vous rencontrer, dit Butch Beyer.
- Bonjour Monsieur, tout le plaisir est pour moi, répond Denver. Merci à vous de m'avoir invité à cet entretien, j'imagine que vous avez dû recevoir de nombreuses postulations.
- Oui, en effet, beaucoup. Nous avons concentré nos recherches sur certains critères en particulier et vous semblez répondre à nos attentes. Pour débuter, j’aimerais que vous m’exposiez brièvement quelles sont vos motivations par rapport à ce poste.
- La raison principale est le modèle d’affaires de Lester Robotics. Dans la plupart des entreprises, son cœur de métier est une denrée rare, protégée et internalisée. Dans le cas de votre firme, la majeure partie des développements informatiques sont réalisés par des externes, mandatés au cas par cas, en fonction de leurs compétences. Lester Robotics s’assure juste que les travaux menés correspondent bien aux exigences définies et c’est tout. Pas de prise de tête pour gérer du personnel et régler des questions de conflit entre les personnes par exemple. D’ailleurs, votre entreprise est l’une des plus petites des grandes entreprises informatiques avec six cent cinquante employés pour un bénéfice de plus huit cent cinquante millions de francs gamantais par année, c’est un ratio de productivité exceptionnel, même dans le domaine informatique.
- Et comment pensez-vous que la gestion de la qualité peut aider notre firme ?
- De mon point de vue, le cœur de métier de Lester Robotics n’est plus de créer des solutions informatiques mais de savoir quelles solutions doivent être produites et s’assurer les services des meilleurs informaticiens à travers le globe. Avec un tel modèle d’affaires, il faut donc une activité transversale, permettant de se poser les bonnes questions, de comprendre qui sont les clients, leurs besoins et comment nos produits peuvent y répondre mais également de comprendre où l’entreprise peut s’améliorer et se développer. La théorie de la gestion de la qualité est finalement assez simple à comprendre mais complexe à mettre en œuvre. Elle demande de la discipline, d’accepter d’opérer de façon transparente et de se remettre en question perpétuellement. Dans votre modèle d’affaire, une telle approche prend encore plus de sens que chez vos concurrents.
- Pourquoi avoir quitté Abalon, votre ancien employeur ? demande Butch, plutôt emballé par les réponses du candidat.
- J’y travaillé pendant de nombreuses années. J’ai géré leur système de gestion de la qualité pendant plus de sept ans. J’ai beaucoup appris là-bas et aussi beaucoup donné. Je pense pouvoir dire que j’ai amené ma modeste contribution au succès de cette entreprise.
- Et si nous vous engagions, vous devriez venir travailler ici, à Gamantia, est-ce que vous le pourriez après toutes ces années dans la Silicon Valley ?
- C’est justement la perspective de revenir à Gamantia qui m’a poussé à postuler. Je suis d’ici, j’y ai vécu toute mon enfance et y ai fait mes études. Je veux rentrer au pays comme on dit, j’en ai assez des Etats-Unis.
- Très bien, je comprends. Et pourquoi devrions-nous vous engager, Monsieur Capungo ?
- Parce que je suis beau, fort et intelligent. Et aussi car je pense être le meilleur dans ce que je fais. Que mon engagement est total.
- C'est une blague ? demande Butch, choqué par l’arrogance de cette réponse.
- Oui, Monsieur Beyer, c’en est une. Mise à part mon expérience et mon intérêt pour la gestion de la qualité et l’informatique, je pense que mon sens de l’humour pourrait être une raison supplémentaire de m’engager. Dans ce monde si compétitif, les revers, les échecs sont courants. Mieux vaut savoir en rire et rire de soi-même, au risque de devenir aveugle ou fou.
Denver est conscient qu’à ce stade de l’entretien et s’il veut rester dans la course, il doit se démarquer, il doit lui montrer qu’il est l’Elu. Celui qu’il faut à Butch Beyer. Le prestataire de service dont il a besoin, qui le rendra fier et heureux de l’avoir engagé. Denver doit entrer dans la tête de son interlocuteur, en prendre possession, caresser doucement ses connexions neuronales afin de l’amener au bon choix. Denver doit donner envie à Butch de le consommer, de le percevoir comme un ensemble de processus et de valeurs qui pourra répondre à ses attentes. Inciter sans forcer l’opposant à admettre la vérité et prendre les mesures qu’il convient. Ainsi va la réalité humaine. Toujours dans une relation binaire d’actions et de réactions, de plus et de moins. Et ainsi garantir l’équilibre de l’Univers.
Après quelques questions supplémentaires relatives à sa couleur préférée, son avis sur le dernier « Fast and Furious » et ses prétentions salariales, l’entretien touche à sa fin.
- Très bien Monsieur Capungo, je vous remercie d’être venu, je pense que j’ai suffisamment d’informations pour le moment. Nous vous recontacterons en début de semaine prochaine afin de vous informer de notre décision. Dans le cas où nous déciderions de retenir votre candidature, le second entretien sera réalisé en présence de notre psychologue d’entreprise et nous vous ferons passer un test de recrutement. Est-ce que cela vous convient ?
- Cela me va très bien, je suis à votre disposition. Je vous remercie en tous les cas de l'opportunité qui m’a été donnée de venir me présenter.
Denver sort du bâtiment, il est dans la rue. Une légère brise se fait sentir. Une odeur de soufre et de formol réside dans l'air. Mais il fait beau.
"Entretien d'embauche" est un extrait de "Certifié ISO", en vente ici.